Le 1er août 1968, le capitaine Marien Ngouabi s’insurgeait contre le régime du président Alphonse Massamba-Débat. Si les casernes de Brazzaville accueillirent favorablement cette rébellion, les observateurs s’attendaient de voir le bras armé du régime, le Corps national de la Défense civile, s’opposer aux velléités des militaires professionnels. Or, il n’en fut rien. Ce corps était sous le commandement d’Ange Diawara. Après d’intenses négociations les 2, 3 et 4 août, naquit un Conseil national de la révolution présidée par Marien Ngouabi avec Ange Diawara comme deuxième personnalité. Officiellement, l’Armée populaire nationale dont Ngouabi venait de prendre le commandement et la Défense civile venaient de coaliser. L’entrée en lice des politiciens dits « Forces progressistes » constituées par les partisans de Pascal Lissouba, de ceux d’Ambroise Noumazalay et de certains membres de l’Association des étudiants congolais en France, dont Justin Lekoundzou, donnera la mouture connue sous l’appellation de Triple alliance.
Constituée au lendemain du retour au palais du président Alphonse Massamba-Débat après sa brève fuite à Nkolo, son village natal, chacune des composantes de cette alliance paraissait satisfaite de sa situation. Pour les politiciens (en dehors des étudiants venus de France comme Justin Lekoundzou) chassés des allées du pouvoir la veille par des décrets présidentiels, l’entrée en scène de Marien Ngouabi avait été synonyme d’un coup de gong qui les avait sauvés d’un chaos politique et existentiel. Du côté de l’Armée, les officiers qui dirigeaient le coup d’Etat étaient soulagés de triompher aussi facilement sans aucune effusion de sang. Le commandement de la Défense civile était sous l’influence doctrinale des gourous du socialisme scientifique. Parmi ces derniers, le groupe de Noumazalay et celui de Lissouba, très actifs, militaient pour le départ de Massamba-Débat. Mais, d’autre part, comme le reconnaîtra plus tard Ange Diawara, au moment du putsch, la Défense civile était en situation défavorable dans l’opinion publique qui appelait à sa dissolution à cause des crimes dont elle s’était rendue coupable dans le passé. En s’incorporant dans l’Armée, la Défense civile était en quête d’honorabilité et de respectabilité pour ses éléments qui échangeaient le statut de milicien contre celui de soldat. Ce qui, à l’époque, représentait beaucoup en termes de prestige.
Toutefois, à côté de ce tableau cimenté par un faisceau d’intérêts réciproques, les observateurs avaient relevé qu’en dépit de l’enthousiasme réaliste qu’affichait chaque camp, de sérieuses réserves subsistaient de part et d’autre. Des ambitions pouvaient naître sur la base de ces réserves et provoquer dans le futur la dislocation de l’alliance.
En effet, les officiers de carrière avaient fait profil bas en acceptant l’alliance avec les miliciens de la Défense civile. Leur leader Ngouabi, follement applaudi dans le peuple, avait légitimé sa prise du pouvoir en dénonçant le régime de terreur du président Alphonse Massamba-Débat. Or, ce furent ses alliés du moment qui avaient été les acteurs de cette terreur. Il était donc paradoxal, amoral qu’il s’associe avec eux. De ce fait, cette alliance était regardée par les officiers de l’Armée comme une contrainte militaire.
De son côté, le commandant de la Défense civile, Ange Diawara, exprimera plus tard ses doutes sur « cette alliance hétéroclite sans principes, sans programme ». D’après lui, les « Forces progressistes », constituées du « groupe Lissouba » et du « groupe Défense civile », patronnées par Noumazalay, avaient manqué de vigilance au moment d’entrer dans l’alliance. Voici ce qu’il écrivait dans son "Autocritique du M22", à la page 63. Le « groupe Lissouba » ayant été écarté du pouvoir depuis de longs mois par Massamba-Débat n’eut aucune vigilance ; il entretient au contraire avec les militaires les liens les plus étroits au début de cette période. Le « groupe Défense civile », malgré quelques désaccords en son sein, ne marcha pas moins dans l’alliance. Nous parlâmes tous de « retrouvailles » et de « rachat » de la « gauche » congolaise qui finissait d’être une constellation… nous plongeâmes à la tête de l’alliance Ngouabi qui n’avait été connu auparavant ni par son militantisme ni pour son lien étroit avec les masses, ni pour un passé qu’il aurait employé à les organiser. De butte en blanc, il devient marxiste. Voilà où mène le putschisme ! »
Cette amertume, le lieutenant Diawara n’était pas le seul à l’exprimer en privé ou au sein du « groupe Défense civile » qui agissait clandestinement jusqu’au 22 février 1972. Dans une interview qu’il nous confia en 2010, Henri Lopes révélait que certains dans le parti regardaient les autres de haut parce qu’ils s’estimaient être les seuls détenteurs de la doctrine marxiste. (A suivre)