L’économiste Carlos Lopes, ancien secrétaire exécutif de la Commission économique pour l'Afrique des Nations unies ( CEA), invite les partenaires africains à franchir le cap d'un simple moratoire sur la dette pour les aider à dépasser la crise qui s’annonce.
Carlos Lopes a analysé pour Le Monde Afrique les conséquences économiques pour le continent africain de la crise déclenchée par la Covid-19. Il appelle les partenaires des pays africains à aller plus loin qu’un simple moratoire sur la dette face à une ''situation potentiellement explosive''. Il espère que le choc actuel soit ''le prélude à de profondes transformation sur le continent''. L'Afrique est aujourd’hui moins touchée par la pandémie que d’autres continents. Mais avant même que cette crise sanitaire s'installe, des éléments préoccupants annonçaient déjà une année difficile, notamment la crise alimentaire, accentuée par l'aggravation de phénomènes climatiques-mauvaises pluies au Sahel, inondations en Afrique orientale et invasion de criquets pèlerins dans la corne de l'Afrique.
A cela s'ajoutent une crise pétrolière et la guerre commerciale entre Pékin et Washington, explique Carlos Lopes. Les pays africains dépendant des matières premières subissaient déjà le contrecoup. Le Covid-19 n’a fait donc qu’exacerber ces problèmes. D'autres secteurs ont été atteints comme le tourisme, ou une chute importante des transferts d’argent des migrants dont la baisse pourrait atteindre 20 % des envois de fonds pour cette année. Cette situation a compliqué la gestion de la dette dans de nombreux pays qui se voient privés de toute marge de manœuvre budgétaire. Lors de la reprise économique, l'Afrique ne connaîtra pas un scénario de reprise avec une courbe ''en V'' mais plutôt à un très long '' U ". Il faudrait donc un geste beaucoup plus conséquent, souligne Carlos Lopes.
Pour réduire la dette africaine, il faut '' peu d’imagination de la part de leurs partenaires'', selon lui. Il préconise le traitement de la dette sur trois registres. Dans l’immédiat sa suspension (un ou deux ans); ensuite, l'effacement entier de la dette bilatérale et multilatérale des pays les plus vulnérables; enfin, la restructuration de la dette afin d’abaisser les taux d’intérêt. Côté africain, ''ils [pays] sont déjà allés aussi loin qu’ils pouvaient''. Certains Etats ayant mis en place des politiques de stimulation fiscale, des appuis aux PME, et d’autres ayant versé des subventions aux pauvres (Maroc, Sénégal, Cap-Vert, Afrique du Sud). Des mesures qui ont atteint, selon mes estimations, '' environ 1,5 % du PIB africain. Mais les pays ne peuvent pas faire plus. Or il y a un risque accru de tensions sociales''.
Vingt élections sont prévues cette année en Afrique. "Ce contexte, combiné à la détérioration du tissu économique, rend la situation potentiellement explosive'', souligne Carlos Lopes. Sur le fond, il pense que la Covid-19 a justifié la nécessité de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) ''en montrant à quel point il était risqué de dépendre trop du reste du monde pour ses approvisionnements. C’est vrai pour le monde entier, donc également pour l’Afrique. Or cette zone est censée inciter au développement de chaînes de valeur sur le continent''. Il est convaincu que cette crise peut être le prélude de profondes transformations sur le continent. Notamment, en ce qui concerne le modèle économique et les trajectoires de croissance des pays dépendant des matières premières. L'Afrique a aussi le potentiel d’accélérer son industrialisation grâce à des solutions plus écologiques.
Sur un autre plan, les restrictions introduites par les Etats-Unis et les pays européens pour les exportations de médicaments vitaux, de réactifs, d’équipements respiratoires ou de protection individuelle affectent les pays africains. Le continent porte 25 % de la charge de morbidité mondiale, mais représente moins de 1 % des dépenses de santé mondiales. Elle fabrique moins de 2 % des médicaments qu’elle consomme. Or la Covid-19 a démontré une capacité cachée à produire des masques, des tests et d’autres produits essentiels dans toute l’Afrique. Pour l'économiste, cette montée en puissance dans l’urgence doit être encouragée. '' Ce virus offre à l’Afrique l’occasion de faire preuve d’initiative. C’est vrai également pour la sécurité alimentaire ou les nouvelles technologies. En s’appuyant sur les acquis de ces dernières années et sur la résilience de la population, il n’y aura probablement pas de meilleur moment pour accélérer le changement'', conclut-il.