Le mérite des événements qui structurent l’histoire des hommes et des nations est qu’ils ne peuvent pas se mentir à eux-mêmes. Ils sont souvent malmenés par le récit de ceux qui les rapportent, comme témoins oculaires ou non, ils subissent les contraintes du contexte dans lequel ils sont délivrés et sont parfois influencés par la position du narrateur. Les faits, il est vrai, sont récalcitrants, ils portent en eux quelque chose d’inguérissable qui les dresse contre toute tendance à la dissimulation. Comme on dit, les faits sont têtus.
Dans la seconde moitié de ce mois d’octobre 2020, les célébrations qu’abritera Brazzaville en lien avec le général de Gaulle s’inscrivent dans cette thématique de l’histoire qui ne perd pas la mémoire. Celle qui a fait de la capitale du Congo, tour à tour, capitale de l’Afrique Equatoriale Française, en 1901, et capitale de France libre de 1940 à 1944. Libre ? Le mot est lâché. Soixante-ans après les indépendances africaines obtenues, parfois de haute lutte contre le colonisateur, il ne fait pas de doute que les langues se délient sur le fait de voir les anciennes colonies françaises d’Afrique sublimer les dirigeants français qui, comme Charles de Gaulle et bien d’autres, représentaient et parlaient à l’époque au nom et dans l’intérêt de l’empire colonial.
Il faut pourtant croire en la force du mot liberté, car il est difficile de ne pas en référer comme souffle de vie. Confronté lui-même à l’occupation de son pays par les Allemands, Charles de Gaulle établit vite le lien entre la vie, telle qu’on l’envisage là où l’on espère la vivre tranquillement et l’humiliation que l’occupant vous fait subir, les leçons de bonne conduite qu’il vous inflige en échange de votre résignation. De Gaulle ne put supporter cela. Il se refugia à Londres, en Grande-Bretagne, et organisa la résistance contre les nazis. Mais c’est à Brazzaville, au cœur de l’Afrique centrale, que le chef des forces françaises libres trouva le relais à son immense sursaut d’orgueil. Un relais qui s’est avéré payant pour l’empire : en tout, des dizaines de milliers d’hommes mobilisés dans les territoires africains pour la cause française, la cause de la liberté, si on ose dire.
Entre le 18 juin 1940, jour où de Gaulle appelle à la résistance depuis Londres, et le 24 octobre 1940, le jour de son arrivée à Brazzaville, quatre mois se sont écoulés durant lesquels il s’organisait. C’est à l’occasion de ce voyage en terre congolaise qu’il crée le Conseil de défense de l’Empire français. L’histoire nous enseigne qu’alors, de concert avec les alliés, l’Afrique se mobilisa aux côtés de la France pour la libérer des griffes de la puissante armée hitlérienne ; que cette Seconde Guerre mondiale, comme la première qui eut lieu entre 1914 et 1918, a broyé tant de vies noires ; que finalement, même s’ils ont continué à perpétuer l’injustice à l’égard des soldats africains, les fameux tirailleurs sénégalais, ceux dans les pays coloniaux pour qui la couleur de la peau était l’élément déterminant pour connaître de la valeur d’un homme se trompaient lourdement ; que passablement, entre 1939 et 1945, sans l’Afrique Paris serait, peut-être, définitivement Pris.
Dans les tranchées, Blancs, Noirs et Jaunes ont vécu les mêmes tourments et les mêmes jubilations. Au combat, ils ont entendu les mêmes cris de douleur quand l’un d’eux était blessé, les mêmes gémissements quand un soldat fauché dans sa tranchée n’était plus en mesure de revenir à la vie. Ils ont appris à comprendre la vie comme étant un séjour complexe où entre eux, les hommes se soupçonnent parfois pour rien. Un déclic s’est produit, dès lors, dans la pensée du chef des forces françaises libres. Après la fin de la guerre, même si cela attendra quelques années encore, il n’y avait à la vérité plus lieu de réinviter quelque autonomie des ex-colonies dans le cadre d’une communauté des biens et des idées avec l’ancienne métropole. Il était impossible qu’un tel projet prospère. Après tout, l’empire français avait gardé sa tutelle pendant beaucoup trop longtemps sans apporter aux colonies la dignité qu’il leur avait promise des siècles durant.
Quand il foule le sol de Brazzaville pour la première fois, le 24 octobre 1940, le général de Gaulle est évidemment préoccupé par la mobilisation des troupes pour combattre l’envahisseur. Il a pu compter sur l’engagement des peuples d’Afrique qui contribuèrent, l’histoire le reconnait, à la libération de Paris, le 25 août 1944. Sentant venir la débâcle de l’Allemagne nazie et aussi celle des empires coloniaux, le chef des forces françaises libres avait compris que le rassemblement autour de l’idée d’une grande communauté franco-africaine ferait peut-être long feu. La soif de liberté qui étreint les peuples laissés longtemps sous le joug colonial était plus forte.
Du temps a passé entre la conférence de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944) et les premières indépendances africaines, dont celle de la Guinée de Sékou Touré, le 2 octobre 1958. La série s’est poursuivie comme le montre la vague des indépendances de 1960 grâce à laquelle, en dehors de l’exception algérienne (l’Algérie n’obtient son indépendance qu’en 1962), presque toutes les colonies françaises d’Afrique accèdent à leur souveraineté. Nul n’a oublié que l’esclavage et la colonisation ont été des moments douloureux pour les peuples d’Afrique et que la relation entre les ex-puissances coloniales et leurs anciennes colonies n’a jamais été un long fleuve tranquille. Se souvenir du temps qui passe est une manière d’assumer ce passé commun sans animosité car nul, dans l’un ou l’autre camp, ne peut prétendre à lui tout seul réparer les torts que ces périodes ont causés de part et d’autre.
Célébrer les 80 ans de la déclaration de Brazzaville capitale de la France libre consiste à rappeler la place exceptionnelle que la capitale du Congo a tenue au moment où la France, menacée dans son existence, s’est unie pour sa liberté. Cela se résume aussi à la volonté de Brazzaville de montrer que le souffle de liberté parti d’Afrique est un bien universel. Ceux qui s’inscrivent en faux dans ce discours se demandent, en toute logique, et c’est leur droit, s’il en valait la peine. Ceux, par contre, qui pensent que l’histoire mérite toujours d’être récitée sont d’avis que le Congo et les autres pays de la sous-région engagés dans ces commémorations avec la France sont animés par l’exigence morale et même intellectuelle de partager un souvenir qui fonde son actualité dans la consolidation des libertés et du respect réciproque entre les peuples.
La colonisation est bien finie, chacun le sait, mais la coopération est bien là. Avec ses exigences et donc parfois aussi ses émotions.