Interview. Dana Endundo : « La scène artistique congolaise gagne peu à peu en popularité»

Mercredi, Février 16, 2022 - 15:42

Dana Endundo est la fondatrice et directrice de Pavillon 54, une plateforme numérique unique et une communauté autour de l'art moderne et contemporain d'Afrique et de sa diaspora. Dans cet entretien accordé au Courrier de Kinshasa, elle estime notamment que la République démocratique du Congo (RDC) est considérée par certains dont elle comme le candidat favori pour être la prochaine grande plaque tournante pour l'art sur le continent.

 

Le Courrier de Kinshasa (L.C.K) : Pouvons-nous connaître le parcours académique et professionnel de Dana Endundo ?

Dana Endundo (D.E) : Après une licence en sciences économiques à l’Université Libre de Bruxelles? en Belgique, j’ai commencé ma carrière dans les services financiers. D’abord à la Citibank, à Kinshasa et, ensuite, à la Bank of New York Mellon à Bruxelles. Cependant, ayant toujours voulu mener une carrière internationale, j’ai vécu en Espagne pendant mes études, en 2003. Je me suis expatriée en Amérique Latine en 2007, lorsque j’ai décroché un poste en Colombie et au Panama, pour le groupe de services médicaux Groupo Emi (aujourd’hui Falck), détenu à l’époque par l’homme d’affaires belgo-congolais Luc G2rard.

Forte de ces expériences, je suis retournée aux études et j’ai obtenu un master in business administration à l’université de Columbia, aux Etats-Unis, en 2012. Je me suis ensuite spécialisée dans les stratégies numériques et le marketing digital dans des postes de vice-présidente et directrice, successivement chez Citibank New York et Startapp, une start-up israélo-américaine spécialisée dans les données mobiles et l’Adtech (Advertising technologie). Enfin, je me suis installée au Royaume-Uni en 2018, où j’ai travaillé en tant que consultante pour une fintech américaine ayant des aspirations commerciales en Afrique.

L.C.K : Qu’est-ce qui vous a motivée à lancer « Pavillon54 » et quels sont ses objectifs ?

D.E. : Lorsque j'ai déménagé à Londres, j'avais plus de treize ans de carrière dans le monde de l'entreprise, y compris dans l’industrie bancaire et des technologies. J'ai appris comment fonctionne le monde des affaires à l'ère du numérique. Mais, à ce stade, je souhaitais faire quelque chose qui me passionnait et où je pouvais utiliser au mieux mes compétences et expériences.

D’un autre côté, j'ai développé une passion pour l'art dès mon plus jeune âge. Née à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC), élevée sur place et en Belgique, j'ai eu la chance d’avoir des parents qui m'ont appris l'amour de l'art et l'importance de soutenir les artistes et la culture. En grandissant, je m’y suis intéressée de plus en plus à titre personnel et me suis toujours demandé comment mettre en avant le talent et la créativité dont j’avais souvent été témoin, comment rendre visible la beauté de mon patrimoine culturel au monde.

Je me suis rendue compte que malgré la popularité croissante de l'art africain contemporain sur la scène artistique mondiale ces dernières années, la majorité des gens ne s’imagine pas que l'art africain haut de gamme est prisé sur certains marchés internationaux.

J’y ai vu une opportunité. J'ai donc décidé de construire une plateforme qui bénéficierait à la fois aux artistes, aux collectionneurs, aux enthousiastes et à l’industrie ; une solution centralisée et un écosystème fort qui relie les différents acteurs et facilite la découverte, l’apprentissage, l’acquisition et l’investissement de l’art d’Afrique et de la diaspora tout en facilitant le développement à long terme du marché.

L.C.K : En quoi consistent les activités de Pavillon54 et quelle est sa particularité et son modèle économique?

D.E. : Pavillon 54 est une plateforme numérique unique et une communauté autour de l'art moderne et contemporain d'Afrique et de sa diaspora.

Nous contribuons à faire de l'Afrique une pierre angulaire du marché mondial de l'art en augmentant l'exposition des artistes, en investissant dans l'éducation et en élargissant la base de collectionneurs, en nous concentrant sur nos 3 C : commercial, contenu & communauté.

Premièrement, le commercial : avec notre plateforme en ligne qui met en avant le meilleur de l'art d'Afrique et de la diaspora et permet aux collectionneurs, artistes et galeries du monde entier de découvrir, acheter ou vendre des œuvres d'art originales.

Ensuite, il y a un énorme besoin de combler le vide d'information sur l'art africain et de donner aux gens suffisamment d'outils et de connaissances pour se sentir à l'aise lors de l'acquisition d’œuvres. C'est pourquoi notre plateforme éducative comprend un blog bien documenté et d'autres ressources pour aider les utilisateurs à devenir des acheteurs ou des collectionneurs plus aguerris. Enfin, des événements qui contribuent à créer une communauté forte où les cultures africaines sont partagées et célébrées.

L.C.K : Combien d’œuvres d’artistes sont actuellement en vente sur Pavillon54 ?

D.E. : La plateforme de Pavillon 54 compte actuellement plus de quarante artistes venant de plusieurs pays du continent et de la diaspora, ce qui représente près de quatre cents œuvres originales, notamment peintures, photographies ou sculptures. Ces chiffres évoluent chaque jour car nous ajoutons régulièrement de nouveaux artistes ou de nouvelles œuvres.

L.C.K : Quelle est la fourchette des prix et qui les fixe ?

D.E. : Les prix sont fixés en fonction de plusieurs paramètres et de la demande générale. Ces paramètres incluent le medium, la taille de l’œuvre, la célébrité de l’artiste, ses prix à l’étranger, son parcours artistique (expositions, prix obtenus…) et ainsi de suite. Chez Pavillon54, nous faisons une recherche détaillée et discutons avec les artistes, galeries ou revendeurs avant d’établir un prix en accord le plus possible avec le marché. Mais je peux dire que la majorité des œuvres se situe dans une fourchette de prix allant de 1000 à 10 000 dollars.

L.C.K : Les critères de sélection des œuvres vendues sur Pavillon54 ?

D.E. : Nous sélectionnons principalement des œuvres d'artistes émergents et établis. Des artistes qui ont déjà fait leur preuve dans une certaine mesure sur le marché local ou à l’international. Ils ont déjà certains acquis, en termes de carrière par exemple, une représentation formelle dans une ou plusieurs galeries, des expositions ou récompenses à leur actif et leur carrière est en pleine croissance. Tous les artistes présents sont présélectionnés sur la base de ces critères et d’autres par notre équipe ou celle des galeries avec qui nous travaillons.

Mais nous consacrerons bientôt également un espace sur notre plateforme pour présenter et offrir plus de la visibilité aux jeunes artistes qui n'ont pas de représentation formelle en galerie ou d'autres opportunités d'exposition, mais démontrent un grand talent et beaucoup de potentiel.

L.C.K : Quels sont aujourd’hui les enjeux liés à la vente de l’art des pays d’Afrique ?

D.E. : Les défis principaux auxquels est confrontée la vente d’art dans les pays d’Afrique, notamment en RDC, sont souvent le manque de patronage et d’infrastructures. A part dans quelques pays comme l’Afrique du Sud, il y a très peu de galeries d’art, de musées et institutions, ou de soutien de la part du gouvernement pour promouvoir ou expérimenter l'art. Le manque d'infrastructures rend difficile l'accès à des œuvres d'art de qualité ou la découverte d'artistes, ce qui contribue à une faible croissance de la base de collectionneurs locaux nécessaires au développement du marché. A cela, on peut ajouter le manque d’information et d’éducation : il existe peu ou pas d'informations sur nos arts, leur histoire ou contexte.

Mais les choses évoluent peu à peu grâce à plusieurs initiatives locales. De nouvelles galeries voient le jour dans les capitales comme Lagos, Accra, Abidjan, et même Kinshasa. Des initiatives d’artistes ou de collectionneurs se développent également un peu partout sur le continent et dans les pays où la diaspora est forte.

Ces initiatives sont encore trop souvent financées par des fonds privés, venant souvent de collectionneurs passionnés. Mais elles ne sont pas encore assez nombreuses. Il en faudrait davantage, ainsi que plus de soutien de la part des gouvernements africains.

L.C.K : Avez-vous constaté ces dernières années une évolution dans la vente de l’art africain en général et congolais en particulier ?

D.E. : Le marché de l’art mondial est estimé à cinquante milliards de dollars et l'art africain est le domaine le plus en vogue dans le monde de l'art aujourd'hui. L'opportunité du marché est énorme et se développe rapidement.

Les réalités sociales et politiques du continent ont déclenché une évolution créative des artistes africains contemporains, donnant confiance à certains de travailler et rester en Afrique. Parmi eux, l’artiste Saint-Etienne Yeanzi, originaire d’Abidjan en Côte d’Ivoire (disponible en vente sur Pavillon54), dont la valeur moyenne de ses œuvres individuelles est passée d'environ 8 000 $ à 60 000 $ sur le marché secondaire au cours des sept dernières années.

Plus proche de chez nous, la cote des artistes congolais contemporains n’a cessé d'augmenter depuis que les principales maisons de vente aux enchères ont commencé à les proposer. C’est le cas notamment pour Chéri Samba, qui reste le plus connu des artistes congolais à l’international, et dont les œuvres individuelles ont rapporté jusqu'à 140 000 $ aux enchères - et pour Eddy Ilunga Kamuanga, dont le prix des peintures aux enchères est passé d’environ 11 000 £ en 2017 à plus de 100 000 £ (135 000 $) aujourd’hui.

Comme vous pouvez le constater, le marché se développe rapidement et suscite beaucoup d'intérêt de la part des experts et des collectionneurs. Il est temps que les Africains capitalisent sur cet engouement afin de changer l'image du continent et de tirer parti de nos industries créatives pour développer le potentiel économique de nos nations.

L.C.K : Vous estimez sur votre plateforme qu’il est important de développer une clientèle locale pour que le marché de l'art africain soit durable à long terme. Comment développer cette clientèle locale en Afrique en général et en RDC en particulier ?

D.E. : En effet, j’estime que pour changer efficacement le discours sur l'art « africain » et sur l’Afrique et la diaspora en général, nous devons les rallier à notre cause, à notre mission. Je voudrais que les Africains et Afro-descendants du monde entier participent à ce développement, soient fiers de leur héritage et commencent à collectionner. J’espère que ce qui est arrivé à l'art traditionnel africain (où 95% du patrimoine culturel africain est détenu en dehors du continent) ne se reproduise pas avec l'art contemporain.

Mais c'est aussi logique d'un point de vue financier. Juste quelques chiffres : cinq des dix économies à la croissance la plus rapide se trouvent en Afrique. Un consommateur sur cinq dans le monde vivra en Afrique d'ici à la fin de la prochaine décennie, et de plus en plus de ces personnes appartiendront à la catégorie des riches ou de la classe moyenne. Il y a un nombre croissant de personnes fortunées et une urbanisation rapide. Les chercheurs prévoient que le continent abritera au moins neuf villes de plus de dix millions d'habitants d'ici à 2050. Kinshasa fait déjà partie de ces mégapoles qui pourraient représenter des pôles financiers et culturels importants.

L'augmentation des revenus discrétionnaires entraînera une demande accrue de biens de haute qualité et de niche. Cela se produit déjà dans certaines villes à forte croissance économique comme Lagos, au Nigeria, qui compte déjà de nombreux collectionneurs. C'est pourquoi je crois que ce marché a un énorme potentiel. Pourtant, il a été à peu près inexploité jusqu'à présent.

Et là je ne parle que de ceux sur le continent. Il y a des millions de personnes de la diaspora dans le monde ; éduquées, disposant de bons revenus, fières de leur patrimoine et désireuses de participer au développement culturel du continent et lui donner une meilleure image. Elles ne sont peut-être pas familières avec le monde de l'art, mais avec les bons conseils, l’information et le bon prix, elles commencent à collectionner ou acheter des œuvres occasionnellement.

L.C.K : Vous êtes originaire de la RDC, quel lien gardez-vous  aujourd’hui avec ce pays ?

D.E. : Je suis très attachée à mon pays. Une grande partie de ma famille y vit et j’essaie d’y passer autant de temps que possible, en général plusieurs fois par an. A chacune de mes visites, j’en profite également pour rencontrer de nouveaux artistes, collectionneurs, passionnées d’art, etc.

L.C.K : Quelle place la RDC occupe-t-elle ou peut-elle occuper dans le marché de l’art africain  ?

D.E. : La RDC est encore sous-représentée sur la scène artistique africaine et internationale.  Mais, en même temps que l’appétit pour l’art d’Afrique et de la diaspora grandit dans le monde, de nouveaux pôles créatifs se développent sur le continent. Et même si on parle généralement de l’Afrique du Sud, du Ghana, du Maroc, du Nigeria ou encore du Sénégal, la scène artistique congolaise gagne peu à peu en popularité et la RDC est considérée par certains dont moi comme la candidate favorite pour être la prochaine grande plaque tournante pour l'art sur le continent.

Les Congolais sont extrêmement créatifs.  Nous l’avons toujours été. Si nous pouvions reproduire dans l'art contemporain le succès et la reconnaissance que nous avons développés dans la musique, rien ne nous arrêterait.  Malgré la mauvaise réputation dont souffre parfois le Congo à l’étranger, beaucoup d’artistes,  de mécènes et de collectionneurs ou encore de citoyens, d’hommes d’affaires et même certains dirigeants s'efforcent de donner au pays une nouvelle identité et la scène artistique internationale observe et reconnaît son potentiel.

L.C.K : Vous avez vécu dans plusieurs pays du monde. Comment avez-vous capitalisé cette expérience internationale dans la création de Pavillon 54 ?

D.E : En créant Pavillon54,  je réponds à un besoin que j’ai moi-même rencontré. Je fais partie de cette diaspora qui aimerait voir son pays et son continent se développer économiquement et culturellement. J’en comprends les défis et les opportunités. Et, en même temps, j’ai aussi toujours gardé suffisamment d’attaches avec mon pays que pour comprendre les réalités et les besoins locaux.  J’essaie d’apporter des solutions que j’ai vu fonctionner dans d’autres endroits du monde,  mais en les adaptant au terrain. Je capitalise sur le réseau que j’ai créé au cours de ces années pour faire évoluer la plateforme au mieux.

L.C.K : Vos projets pour Pavillon54 ?

D.E. : En faire la référence mondiale lorsqu’il s’agit de l’art contemporain et moderne d’Afrique et de la diaspora.

 

 

Propos recueillis par Patrick Ndungidi
Légendes et crédits photo : 
1-Dana Endundo 2- Dana Endundo devant ‘Delta’ de El Anatsui (Ghana), 2014 durant la foire d’art Frieze Art Fair à Londres en 2019 3 -Dana Endundo parmi les œuvres de Delphine Diallo (Sénégal-France) affichées dans la ville de Londres (2021) 4- Dana Endundo visitant l’atelier d’artistes Badialan a Bamako, au Mali
Notification: 
Non