Toutefois, la partie s’annonçait serrée. A Ngatali, le clan des Elongo était réputé pour ses querelles et autres récriminations vindicatives. L’arrivée de Justin Elongo comme patriarche de ce clan n’avait pas arrangé les choses. Né de la sœur aînée de Gabriel Elongo, il était belliqueux, volontiers bagarreur et explosait de colère à la moindre incartade. Justin avait un cadet appelé Pierre Michel Bo’nda dont de brillantes études de droit avaient tracé un avenir de toute beauté. Orateur redouté depuis les bancs de l’école, Pierre Michel était devenu une étoile montante dans la politique. A Ngatali comme dans toute la sous-préfecture de P., tous ceux qui voulaient se hisser dans l’administration se retrouvaient le matin au seuil du portail de sa résidence dans la capitale du pays. Les Elongo avaient le vent en poupe en ville comme au village. Justin Elongo ne se cachait plus pour le faire savoir aux quelques incrédules qui ne s’étaient pas encore rendus chez lui pour l’hommage matinal. Les services que jadis Nathaniel Gwabira avaient rendu au village quand le colonel Sondzon dirigeait l’armée n’étaient plus que de pâles souvenirs que certains, par mauvaise foi, balayaient d’un revers de la main. Justin Elongo était devenu le nouveau bienfaiteur du village. Il n’était pas de bon ton de l’affronter même si pour Dany, la probabilité que les Elongo se vengeaient de son père était plus que certaine.
Mais, constatait-il, cette conviction de l’implication de Justin Elongo et sa famille dans la diffamation de la mémoire de son père ne pouvait constituer que le début d’une théorie de la culpabilité des Elongo. Ce qui, en tout état de cause, était encore loin d’être une preuve de leur culpabilité. Il lui fallait trouver les éléments matériels de cette culpabilité qui enfonceraient les suspects dans la boue.
Il se souvint de son enfance, notamment des exploits de Tsa’mbé, avant que celui qu’on estimait être le revenant Donatien ne l’assomme. Tsa’mbé se terrait dans le buisson non loin de l’endroit où sévissait le diable. Il surprenait les prétendus revenants et les menaçait de dénonciation s’ils persistaient à terroriser le village la nuit, ou encore les passants qui rentraient tard chez eux. Sur le coup, le malfaiteur démasqué passait un deal avec le nain : il jurait de ne plus reprendre. En contrepartie, Tsa’mbé soulageait les habitants en annonçant gaiement sa victoire sur le démon. C’est ainsi que grandit sa réputation dans la domestication des revenants.
Pour arriver à cette fin, Tsa’mbé, estima Dany Gwabira, avait patiemment observé le mode opératoire des malfaiteurs et s’en était fait une idée précise. Or, il ne pouvait pas, lui, adjudant de compagnie dans l’armée, se résoudre à se cacher au fond d’un bois pour débusquer le nuisible qui en voulait à son défunt père. Il n’en avait pas le temps et, surtout, il savait que le fait de paniquer les passants n’était qu’un des modes opératoires des revenants. En effet, la nuit, très souvent avant l’arrivée d’une tempête, ceux qui jouaient aux revenants prenaient du plaisir à effrayer les habitants calfeutrés dans les lits, en courant dans le village et en produisant de sordides cliquetis et autres bruits dont seul le diable pouvait avoir une idée. Ici, également, l’adjudant estima qu’il ne pouvait pas se résoudre à passer des nuits de guet pour prendre en flagrant délit le malfaisant qu’il recherchait.
Lorsqu’il revint chez lui, la soirée était déjà avancée. Il courut néanmoins informer son oncle paternel du résultat de ses entretiens avec ses amis d’enfance. A sa grande surprise, son oncle parut ne pas manifester d’intérêt dans son propos. Apparemment, il savait que les Elongo étaient derrière la calomnie lancée contre son défunt frère. Il ne s’en fit pas un secret et le lui révéla :
- Les gens se taisent. Ils savent. Ce sont des hypocrites. Chacun ici sait que Justin Elongo est l’instigateur de cette sordide histoire : il se venge d’un ancien rival. Il l’avait promis, il le fait. Le comble dans cette affaire est qu’il se sert des enfants d’Anaëlle dont certains sont nés des œuvres de mon frère Nathaniel !
La complexité de cette affaire, expliqua l’oncle à son neveu, résidait dans le fait qu’eux les Gwabira étaient victimes d’un procès en sorcellerie lancé par la clameur publique. Les accusés étaient connus, indexés. Les accusateurs étaient anonymes, sans visage, cachés derrière la clameur publique. La famille Gwabira ne pouvait pas s’en prendre à la famille Elongo sans courir le risque d’un procès en diffamation. L’unique porte de sortie vers laquelle la clameur publique poussait les Gwabira consistait à déterrer et à brûler les restes mortuaires du regretté patriarche Nathaniel Gwabira. (A suvre)