Co-commissaire de Yango, la biennale de Kinshasa en cours jusqu’au 14 août, l’historienne de l’art cubaine a lancé l’événement le 13 juillet, suivi ses débuts qu’elle raconte dans cet entretien exclusif avec Le Courrier de Kinshasa.
Le Courrier de Kinshasa (L.C.K.) : Yango II a enfin commencé, comment vivez-vous ce moment tant espéré ?
Sara Alonso Gómez (S.A.G.) : Cette espèce de spontanéité et le relais assuré par les artistes qui relèvent le défi de la biennale, c’est l’une des plus belles choses que j’ai vécues ces jours-ci. Ils s’approprient complètement le thème qui est quasiment cet appel à ne plus attendre demain, à avoir des espèces, de l’argent pour faire telle ou telle autre chose, attendre d’avoir le cadre parfait, idéal pour montrer leurs travaux. Ils bougent et nous rejoignent dans cette expérience collective. Pour ma part, c’est très beau de voir que, je pense que c’est aussi le cas pour Yala, qu’étant à l’origine de cet acte conceptuel, cet appel de la note curatoriale, ce concept général de faire une biennale processuelle et à ne pas être forcément seulement dans la « République de la Gombe », le projet n’en est plus un, il est réalisé par les artistes. Il appartient aux artistes, je trouve cela d’une beauté éblouissante. En tant que commissaire, je n’aurais pas pu imaginer plus touchant que cela. Je me sens comblée dans mon travail parce que les artistes ont tout à fait réussi à relever le défi et à s’approprier le thème et à en user chacun à sa façon.
L.C.K. : Co-commissaire de Yango II avec Yala, cette biennale est née dans un contexte assez particulier qui a bouleversé le cours normal de la vie à l’échelle mondiale. Quel a été votre plus gros défi ?
S.A.G. : Cette seconde édition de la biennale a été construite dans un contexte extrêmement complexe qui dépassait les frontières de la RDC. L’événement a vu le jour en février 2020, les premiers ateliers ont lancé Yango II. Puis trois semaines plus tard, nous étions tous confinés en Europe. Le lien que nous voulions construire dans une grande proximité avec la communauté artistique sur place et tous les acteurs rencontrés depuis la première venue avec Yala en septembre 2019, il était radicalement coupé.
Le pire c’est que nous ne savions pas combien de temps cette rupture allait perdurer. Pendant assez longtemps, nous avons espéré pouvoir revenir à Kinshasa le plus vite, ce n’était juste pas possible. Ainsi, pendant une année et demie, la biennale est devenue diasporique. Cela a défini plusieurs choses dans notre fonctionnement et la manière dont nous avons dû réinventer notre projet. C’était de loin le plus gros défi à surmonter parce que nous voulions atterrir à tout moment à Kinshasa mais ce n’était pas possible. Le lien rompu restait fondamental, c’était la réalité la plus difficile. D’où le bonheur d’être de retour à Kinshasa et de voir enfin les choses se concrétiser. Ce n’est pas forcément dans le format, la façon et l’ampleur que nous avions imaginés au départ. Kinshasa devait recevoir des artistes de toutes les latitudes, des résidences artistiques étaient en vue. Nous voulions absolument créer des liens avec les artistes en amont pour qu’ils produisent des choses en lien avec la ville et sa propre dynamique. Cela n’a pas été possible en partie. Mais je pense qu’un projet aussi ambitieux que l’est celui-ci traversera toujours des complexités, aura des défis importants à surmonter. Dans notre cas, c’était notamment la crise sanitaire et toutes ses conséquences sur le projet.
L.C.K. : Deux ans plus tard, les choses se mettent en place. Avec des défections sur le parcours, les contours ont changé. Quel est votre ressenti, pensez-vous pouvoir bien faire tout de même ?
S.A.G. : Je pense que oui. Il a fallu s’adapter tout le temps et l’on a quand même toujours réussi à trouver de bonnes solutions en fonction de chaque contexte et défi. Mon ressenti est que l’énergie est très belle. L’on a réussi par exemple à faire dialoguer deux générations, à les mettre à nouveau face-à-face, à créer des choses, travailler ensemble, à regarder en face leur avenir en tant qu’artistes à Kinshasa mais aussi à l’échelle internationale. Pour moi, c’est la plus grande réussite de cette édition. Je pense que ce lien était coupé pendant assez longtemps. Du coup, Yango revient avec beaucoup d’énergie grâce à une équipe renouvelée et un projet pour l’avenir qui peut répondre aux besoins de la communauté artistique sur place. Il me semble important que les artistes répondent d’une certaine façon à l’objectif, cet appel de Yango qui ne peut se réaliser qu’avec eux. Après deux ans et demi de travail, les difficultés, le départ de certains artistes, l’on se retrouve quand même. Kinshasa regorge de beaucoup d’artistes. Ceux qui étaient hésitants il y a quelques mois nous ont rejoint, participent, s’approprient les espaces publics et font de nouvelles propositions. Ils ne veulent pas rater cette opportunité, cet espace de cohabitation et de partage, ils en ont aussi besoin.
L.C.K. : Sur le terrain, qu’est-ce qui paraît gêner le bon déroulement de Yango en ce moment ?
S.A.G. : Un autre défi se révèle assez important. Il est plutôt scénographique, associé aux lieux. Les négociations avec les institutions, les propriétaires sont extrêmement complexes, très souvent des accords tombaient à l’eau trois semaines plus tard. Les désistements répétitifs de ceux qui s’étaient engagés à nous soutenir, propriétaires d’espaces privés ou administrateurs d’espaces publics ont énormément compliqué notre mode de fonctionnement et beaucoup retardé certaines installations. C’est une difficulté importante pour la production de l’événement. Cela nous a même parfois mis face à des incertitudes ne sachant pas si le lendemain nous pourrions montrer une pièce ou une œuvre. Cependant, l’équipe kinoise est très efficace dans l’invention, l’imagination d’une exposition qui puisse vraiment conquérir la ville.
L’on en arrive à penser que Yango n’appartient pas forcément à des murs et des salles. L’on ne va pas s’enfermer dans des salles et des institutions, on va plutôt sortir. Au-delà de nos réflexions avec Yala de dépasser les frontières de la « République de la Gombe », il s’en est ajouté une autre avec l’équipe sur place quitte à aller au-delà des murs existants qui pourraient accueillir des expositions. Lors des démarches réflexives instaurées dans les workshops en février 2020 nous avons beaucoup ciblé des parkings, des églises, des ronds-points, etc. Et là, c’est une biennale qui s’installe vraiment dans ces espaces-là. Bien entendu, il faut des permis sans quoi il n’est pas possible de se produire. Tous les jours, il y a parfois des soucis à régler jusqu’à la dernière minute. Nous vivons une grande aventure humaine avant tout. Chaque personne y apporte un petit grain en tant qu’être humain car il arrive que l’on soit bloqué malgré soi confronté à un souci de santé, de gros embouteillages et nous faisons avec. C’est là toute l’importance de ne pas renoncer. La performance de l’artiste camerounais Show Azazou, par exemple, a été reportée de deux heures mais elle a quand même eu lieu. C’est cela Yango II ! Malgré toutes les difficultés, nous avons construit l’histoire d’un grand entêtement, nous ne voulions absolument pas lâcher. Je pars demain avec un large sourire, un grand sentiment d’accomplissement parce que nous avons eu raison de ne pas lâcher le morceau (gros rire).
Propos recueillis par Nioni Masela